Quand l'obsolescence programmée finit par gagner

Pourquoi réparer ? | Damien Ravé — Le 17 Avr 2012 - 07h44

La mort (dans l'âme) d'un appareil électroménager


Ça y est, on a cédé. On vient de commander un nouveau lave-vaisselle. Le plus durable possible. Pas un bas de gamme à trois euros six centimes qui ne tiendrait pas, et encore moins un modèle ultramoderne plein de gadgets marketing qui seront démodés demain, mais un modèle simple conçu, paraît-il, pour durer 20 ans (et qui coûte un bras, mais c'est un investissement). Du coup, on va se débarrasser de l'ancien, notre bon vieux Brandt AX-336 modèle "rafistoled".

Ça nous fait quand même un pincement au cœur, de virer ce vieux machin. Il n'avait que 8 ans. Attention, on n'est pas du genre à s'attacher aux objets, on n'est pas dans le culte du gadget. Et puis bon, un lave-vaisselle, c'est quand même moins érotique qu'un nouveau téléphone ou une tablette tactile.

Mais ce lave-vaisselle, ce n'était pas seulement un objet utile de notre quotidien. Il était devenu, au fil des bricolages, un symbole de notre résistance contre l'obsolescence programmée. L'objet de discussions infinies ("tu as remarqué ? Il y a toujours un verre qui reste sale" ou "ne mets pas les assiettes à cet endroit là"), d'espoirs fous ("regarde, il a super bien lavé les verres") et de désillusions dramatiques ("oh non, le bras du haut s'est encore bloqué"), de menaces régulières ("cette fois on le remplace") et jamais mises à exécution.

Déjà, c'était de la récupe. Il nous avait été légué par un ami qui l'avait depuis déjà quatre ans et comptait s'en racheter un neuf. C'était un lave-vaisselle de qualité : grande marque, lavage efficace, il avait dû coûter cher. Hormis quelques défauts esthétiques, une bosse sur la façade et un cache manquant, il fonctionnait plutôt bien. Et puis il a commencé à vieillir. En quatre années supplémentaires, il y a eu :

  • le panier à couverts percé par les couteaux, ce qui nous a obligés à les placer pointe vers le haut, au péril de nos mains
  • les 2 bras de lavage bouchés : débouchés au cure-dents une demi-douzaine de fois
  • l'axe du bras de lavage supérieur cassé : recollé à la colle superforte, deux fois
  • l'axe du bras de lavage supérieur qui tourne mal : graissé à l'huile de tournesol, dix fois
  • le joint de porte qui fuit : flaque absorbée par une serpillère placée devant en permanence
  • le programmateur qui se bloque et refuse de faire démarrer le cycle, puis qui revient à la normale après avoir "bousculé" la machine


Et puis parfois, sans raison, ça ne tournait pas. Juste comme ça, pour nous énerver. Je n'ai pas tenu le décompte des verres, couverts, bols et autres casseroles que nous avons relavés, dans un deuxième essai au lave-vaisselle ou bien à la main , parfois les deux d'affilée. Et les quantités d'eau gâchées au final par ce truc censé être économique.

A chaque panne, on lui promettait la casse, et puis on essayait un bidouillage et, finalement, il finissait par repartir pour un mois ou deux, avant de recommencer ses blagues. Mais dernièrement c'était devenu du délire. Quand un petit anneau maintenant l'axe du moulinet de lavage supérieur (toujours lui) a cassé à l'intérieur, on s'est dit : cette fois, ce bras est mort.

Du coup on a hésité à la bazarder, mais une fois encore on a décidé de tenter les premiers soins. On a donc commandé un bras de lavage sur un site de pièces détachées en ligne. Ça nous a coûté très cher, 60 euros port compris, mais ça nous paraissait préférable à l'achat d'un lave-vaisselle neuf : s'il pouvait repartir deux ou trois ans avec son bras flambant neuf, ce serait rentabilisé.

Mais vous savez comme moi qu'une greffe est une opération délicate, avec des risques de rejet non négligeables. Eh bien, c'est ce qui se passa. Le bras d'origine du lave-vaisselle n'étant plus en vente, le fournisseur de pièces détachées nous avait vendu un bras "standard" adaptable à notre machine. Alors oui, il s'intégrait parfaitement dans le tuyau d'arrivée d'eau. Mais dès les premiers lavages, un bruit sourd régulier nous alerta. Le moulinet, plus long de quelques millimètres que le modèle d'origine, venait frapper deux petits caches en plastique au fond de l'habitacle. Mais ce bruit sourd n'était pas le plus gênant : au bout de quelques tours, le bras finissait par se coincer contre les caches en plastique et ne plus tourner du tout. Résultat : encore de la vaisselle sale ! Le cauchemar continuait.

J'aurais pu le flinguer à ce stade, pris d'un accès de démence, mais (mes beaux-parents me regardaient) je gardai mon calme. Je tentai de trouver un pénultième rafistolage et je dois dire que j'ai atteint un petit sommet de Shadokerie pour faire fonctionner un appareil censé nous faciliter la vie quotidienne : j'ai constaté que le panier à couverts du haut, au lieu de suivre docilement la ligne du rail qui le soutenait, penchait dangereusement vers l'avant. Et qu'en remontant ce panier à sa hauteur initiale (avant qu'il ployât sous le poids des années), le moulinet tournait parfaitement bien ! Mais il fallait faire tenir ce panier...

J'ai donc élaboré un système de suspension avec les fouets d'un batteur électrique, glissés horizontalement entre les grilles du panier (un dessus, un dessous) pour aller se ficher dans un trou du rail. Grande fierté, ça fonctionne ! Premier souci : le rail est coulissant et mon ingénieuse fixation le bloque, donc on ne peut "fixer" le panier que lorsque le panier de couverts est complètement enfoncé (et plein de couverts), ce qui demande un peu d'agilité. Deuxième souci : pour peu que la fixation soit légèrement décalée, elle glisse SOUS le panier, ce qui fait qu'elle va heurter le bras rotatif qui ne peut plus tourner. ET LA VAISSELLE EST ENCORE SALE !

C'est au seuil de la folie, alors que notre vie familiale et de couple risquait la désagrégation, que j'ai cédé lorsque ma femme m'a dit : "cette fois on en achète un nouveau". J'ai dit "oui", du bout des lèvres.

L'obsolescence avait vaincu. Quatre ans d'angoisses prenaient fin, mais un étrange sentiment d'échec nous poursuivait.

En revenant du magasin, ma femme m'a glissé : "on aurait peut-être dû essayer encore, une dernière fois".

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