Obsolescence : le vrai coupable

Actualités | Damien Ravé — Le 21 Jan 2015 - 15h28

Obsolescence : le vrai coupableÇa y est, on le tient enfin, le coupable de l'obsolescence de nos appareils. Vous savez, la cause des téléphones qui durent 18 mois, des écrans de télé déjà bons pour la casse alors que l'écran cathodique de 1965 de Mémé est encore en service, des machines à laver qui ne tournent pas rond... Depuis 2011 et la sortie du documentaire Prêt à Jeter, l'obsolescence programmée sur Arte, on a vu se former un front de protestation contre ces pratiques non seulement coûteuses pour nos porte-monnaies, mais à l'impact funeste sur l'environnement. Déchets qui s'accumulent, surproduction, gâchis... Tout le monde a sa petite idée sur les responsables de cette situation. Alors finalement, à qui la faute ? Facile.

Les nominés

Alors qui ? Je vous écoute. "Les fabricants", eh oui, c'est évident. Avides de profits, ils veulent nous faire racheter des produits le plus souvent possible. Du coup ils s'entendent dans notre dos pour abaisser la durée de vie des ampoules et des bas nylons. Alors c'est vrai, depuis cinquante ans on a du mal à les prendre la main dans le sac, mais c'est sans doute une preuve de plus de l'immensité de leur complot (moins un complot est visible, plus il a de chances d'exister).

Tout le monde sait que les téléphones fixes duraient beaucoup plus longtemps que les téléphones mobiles (en même temps, ils pesaient trois kilos et on ne les faisait pas tomber de sa poche tous les deux jours). Et que les appareils sont conçus pour tomber en panne juste après la durée de garantie (mais on n'arrive pas vraiment à le prouver). Ce qui est sûr, c'est que les appareils sont de plus en plus difficiles à réparer (car ils sont de plus en plus complexes).

De toute façon les fabricants n'ont qu'à bien se tenir : une loi d'interdiction de l'obsolescence programmée va s'occuper d'eux. On attend avec impatience de voir les industriels jetés en prison parce que leur mixeur n'a pas duré assez longtemps, d'après le Bureau National de Mesure de la Durée de Vie des Robots Mixeurs (BNMDVRM).

Ah mais on me dit que ça n'explique pas tout. Si ce n'est pas seulement la faute des industriels, il faut bien un vrai coupable. Qui ? "Le consommateur" bien sûr ! Le consommateur (surtout occidental) est un enfant gâté. Qui veut tout, tout de suite, et moins cher.

  • Il veut tout, question de confort : 3 télés, 2 tablettes, 2 ordinateurs, 2 voitures, et tant pis s'il ne les utilise pas, il a juste besoin de posséder...
  • Il veut tout de suite : il n'attend pas que son BigOphone 5 soit cassé pour commander le nouveau BigOphone 6, tellement mieux.
  • Il veut moins cher : peu importe que sa télé soit fabriquée en Asie avec des composants bon marché donc plus fragiles, du moment qu'elle coûte 10 euros de moins.

Bon, à sa décharge, il ne sait pas trop quel produit acheter : combien de marques fabriquent du durable ? Et quand bien même, le durable a un prix : est-ce qu'il peut se permettre d'acheter une machine à laver trois fois plus chère parce qu'elle est supposée durer plus longtemps ? Enfin, on n'arrête pas de lui répéter qu'il faut consommer, alors il obéit.

A qui ? Qui commande sournoisement les comportements des citoyens pour les transformer en vulgaires consommateurs ? Vous avez deviné, c'est "la publicité", servie en abondance par "les médias" qui en vivent : du soir au matin on nous vante des nouveaux produits plus révolutionnaires les uns que les autres. On nous promet une vie plus belle, une santé de fer, un couple heureux, des enfants sages, des amis vraiment sympas, une vie tellement plus remplie (à condition d'acheter une terrasse en tek, une balance connectée, une console de jeux, un four à raclette, etc). Difficile de résister.

Mais en même temps, le consommateur ne veut pas payer son journal, ni la télé, ni les infos qu'il trouve sur Internet. Il veut gratuitement des choses qui ont un coût. Alors la publicité est la solution inventée pour le faire payer tout ça sans qu'il s'en rende compte (puisque c'est répercuté sur le prix des produits qu'il achète). Et puis s'il ne veut pas de pubs, il peut installer un bloqueur de pubs sur son navigateur, éteindre sa télé et résister à l'envie d'acheter. Certains y arrivent très bien.

Mais ce n'est pas tout. Et si le vrai coupable, c'étaient les "distributeurs", ces intermédiaires sans scrupules qui inondent nos boîtes aux lettres de prospectus aguicheurs, et nous attirent dans les mailles de leur filet à coups de promos irrésistibles et autres soldes ? Qui nous vendent des "extensions de garantie" : des assurances spécialement pensées pour ne jamais être applicables (puisque portant sur la période du cycle de vie des produits où le risque de panne est le moins élevé) ? Qui vantent leur Service Après Vente qui est en réalité, d'après beaucoup de témoignages, un Service Avant Vente chargé d'orienter le client vers les produits neufs ("ça vous coûtera trop cher de le faire réparer"). Bon, de toute manière les gens achètent en ligne désormais...

Et "les politiques" alors ? Que font-ils pour nous sauver de cette aliénation par la consommation ? Euh... comment dire ? Est-ce qu'ils ne seraient pas carrément complices, en réalité ? Vous savez, cette vieille histoire de croissance, d'emploi, de relance : ça passe par la consommation. Encore et toujours. Consommer, c'est un acte citoyen. C'est pour cela qu'on ouvre les commerces le dimanche. Et que la proposition d'extension de la durée de garantie minimale à 5 ans a été rejetée par le précédent ministre de la consommation.

N'attendons pas une décision politique qui risque de nuire tant soit peu à la croissance. On aura beau faire des discours sur l'environnement, la priorité reste quand même l'économie. Et l'économie, c'est le commerce. Alors il faut vendre.

Et le vainqueur est...

Bon, si on reprend tous ces suspects, lequel est le vrai coupable ? Moi ? Toi ? Eux ? Nous ? Et si tout était connecté, tout simplement ? Et si la responsabilité était partagée ? Et si l'obsolescence c'était la résultante du fonctionnement normal de notre économie de biens matériels ? Et si l'usure prématurée des biens était la norme, et pas un dysfonctionnement du mécanisme ?

Je sens que vous êtes déçus. "Tous responsables", ce n'est pas une réponse très excitante si on cherche juste un coupable idéal à punir. Mais si l'on veut bien admettre que tout est interdépendant, cela saute aux yeux. Pour qu'un produit se vende, il faut un vendeur ET un acheteur (et souvent, les intermédiaires qu'on a cités). On peut toujours trouver que tel ou tel acteur est plus ou moins en cause, mais la majeure partie des consommateurs acceptent la règle du jeu en continuant à consommer dès qu'ils en ont les moyens. Pour preuve, la crise de 2008 a un temps diminué la consommation de biens, mais elle est revenue au même niveau depuis. On a beau bêler un peu plus fort, on reste des moutons.

Alors on ne peut rien faire ?

On peut se demander quelle est l'alternative. Faut-il mettre tout le système en l'air ? Mais qui est prêt à remettre en cause la société de consommation ? Il y avait bien les communistes mais ils ont disparu des sondages. Quant aux décroissants ils ne sont qu'une poignée et ne convainquent guère au-delà des écologistes les plus fervents.

Deux pistes ont, peut-être, la capacité de changer les choses à une échelle suffisante : ce sont les solutions qui privilégient l'usage des biens plutôt que leur possession. D'un côté on a l'économie de fonctionnalité, où une entreprise ou une collectivité propose des services (le transport, par ex.) au lieu d'un bien (une automobile). Le consommateur devient usager : il ne s'attache pas à l'objet (qui est interchangeable) et le fabricant a tout intérêt à fabriquer des produits durables car ils seront utilisés intensivement. Les vélos en libre-service dans les grandes villes sont une bonne illustration. Moches, mais solides.

Enfin la consommation collaborative constitue un secteur prometteur et en pleine expansion, comme en témoigne le succès d'Uber ou Blablacar (services de taxi/covoiturage). D'autres startups visent à partager/louer toutes sortes de biens : outillage, appareils à fondue, machine à laver, et même son chez soi. Dans ce modèle, on divise les consommateurs en deux espèces : les propriétaires qui mutualisent leur bien et en retirent des bénéfices ; et le utilisateurs qui ne possèdent pas de bien, mais qui s'en fichent du moment qu'ils peuvent en profiter. Un état d'esprit révolutionnaire, qui pourrait bien s'imposer en douceur, notamment chez les jeunes générations. Le bien cesse d'être un objet de fierté qu'on affiche, ou qu'on garde jalousement à l'abri ; il redevient... un simple objet, dont on cherchera à maximiser l'utilité.

Le propriétaire "partageur" sera ainsi plus sensibilisé à la fiabilité et à la durée de vie de son bien, qui devient un investissement. Et pourquoi pas, faire évoluer l'offre en demandant des produits plus durables ? Une startup de covoiturage mondiale serait en capacité de créer un label "consommation collaborative" pour certains véhicules adaptés, mais aussi pour les machines à laver "à partager". Des produits qui seraient plus durables donc meilleurs pour l'environnement et moins coûteux pour le propriétaire. Et la bonne nouvelle, c'est que la France est leader en Europe sur la consommation collaborative. Il se crée des sites de consommation collaborative tous les jours.

Le meilleur reste à inventer. Bonne année 2015 !

Photo CC Kevin Galens

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